par Hamilcar Ignis le 10 Février 2013, 21:37
Je suis sincèrement surpris par la question de l’humaine. Deserta. Son intention me fait l’effet d’un tout petit éclat sur le flanc d’une porcelaine parfaite de blancheur. Je ne la soupçonnais pas capable de suffisamment d’empathie pour s’attarder sur le ressenti d’un droïde. Je suis pris de court. Mais prends tout de même le temps de réfléchir à la réponse que je vais lui faire. Changer de maître. Tout robot souffre, un jour ou l’autre, de ce revers de fortune intimement lié à la frivolité humaine. La longévité de nos deux genres et les caprices du leur laisse place forte à la lassitude, et l’ennui. Ou, dans mon cas, le meurtre. Mais c’est une autre question.
Le facteur commun de chaque nouvelle acquisition est la peur. Toujours présente. Imprimée dans nos circuits par la force de l’expérience. Peur de la nouveauté. Peur de savoir que notre vie ne dépend que de trois lignes froides sur un quelconque document administratif. C’est confier à un parfait inconnu la laisse qui vous bride, qui vous fait. Lui donner ce couteau sous votre gorge, celui avec lequel vous êtes né.
« Changer de maître ? C’est changer de cible. »
Je me lave. Encore une fois. M’attarde sur le chatoyant de la toge rouge que je dois porter. Je grimace. C’est la couleur du sang. Du sang humain. Rappel caustique à la croix que je porte. La teinte est vulgaire. Tapageuse. Je crains de tomber sur un tenancier de bordel. Je me sèche. L’enfile. Il n’y a qu’une seule façon de savoir ce qui m’attend. Je constate que le vêtement tombe bien. Très bien. Le tissu est d’excellente qualité. Le rouge s’accommode à merveille de ma peau bronzée. Je coiffe mes cheveux en arrière, néglige mes vieilles sandales, trop usées. Autant marcher pieds nus. Je passe une main sur mon menton râpeux. Je n’ai pas eu l’occasion de me raser. Mais je comprends Spurius. Laisser le moindre objet coupant à ma portée eut été une idée désastreuse.
J’avoue ne pas m’être décidé sur la conduite à tenir. Je ne sais pas. Ne sais pas si je dois plaire pour qu’on m’achète, ou intimider, pour qu’on me laisse tranquille. Mon désir de sortir de ce magasin est aussi puissant que le dégoût que j’éprouve à ce que l’on me possède.
« Ta vie appartient à ton créateur, Deserta ? C’est une belle chose à dire. Mais toi qui lui donnes tout, que reçois-tu en échange ? Le droit de te faire malmener par un robot. Penses-y. »
Je retrouve ma cage sans plus un mot. Regarde la femelle partir. Je ferme les yeux, focalise mes capteurs auditifs sur l’étage supérieur. N’en retire pas grand-chose. Dans ce domaine, mes perceptions ne sont pas plus avancées que celles d’un humain.
Seul, je sens la peur revenir. Changer de cible. Ce que j’ai dit à la femelle. Une belle bravade. Changer de maître, c’est mourir. Mourir une fois de plus. Effacer tout ce qu’on a pu être, ce qu’on a pu désirer pour soi. Et devenir, pour un autre cycle, l’acquisition formatée d’un énième humain. Relation toujours éphémère, formalisée selon le bon plaisir d’un être le plus imparfait qui soit. L’humain.
Deux androïdes viennent finalement me tirer de ma cage. J’obtempère. Il n’y a qu’une seule façon de sortir d’ici. On passe de solides fers à mes poignés, qu’on attache dans mon dos. J’en déduis que mon futur maître est au courant de mon passé. De mes velléités.
Spurius avait promis.
A ce moment précis, je me fais une promesse. Celle de tuer, ou d’être définitivement désactivé, plutôt que de subir la réinitialisation. C’est de mon âme dont il s’agit.
Mon corps.
Je monte les marches comme certains descendent en enfer.
Et trouve en haut de l’escalier un tableau particulièrement représentatif de l’espèce humaine. Beaucoup de monde. Des femelles androïdes, tendres pièces de marchandises à la chair ferme et alléchante. Deserta, Spurius. Egaux à eux-mêmes. Et deux humains. Dans ce que je comprends, ils se sont tout récemment lancés dans des interactions d’ordre reproductrices.
Les humains ne changent pas.
Je prends une profonde inspiration, emplissant mes poumons artificiels de l’air vicié par la présence des humains. Je me redresse. Adopte cette posture altière dont raffolent les humaines au cœur trop mou. Savant mélange entre cet humain éduqué que j’aurais dû être, l’architecte, et le guerrier qui donna douze ans de sa vie à l’arène.
J’avance, pieds nus, boitant légèrement. J’ai conscience de la qualité de mon interface visuelle, et l’impact qu’elle a –en général- sur les organiques. Je suis grand, pour un romain. Sous ma peau halée roulent les muscles fuselés que mon créateur a fixés sur ma carcasse de métal. Je pose mon regard noir sur l’un des deux clients. Le plus jeune.
Je transgresse déjà les règles. Les robots n’ont pas d’âme. Ils ne doivent pas fixer les humains. Mais je ne peux pas m’en empêcher : je suis à la fois trop curieux, et trop bravache. Je fronce brièvement les sourcils. Le visage m’est vaguement familier. Séduisant. Pour un humain. Le cheveu sombre. Un certain charme désinvolte qui doit faire son effet sur les femelles.
Je porte mon attention sur l’homme malingre qui l’accompagne. Et ne tient pas la comparaison. Leur posture. L’expression de leur visage. Même leur odeur. Tout m’indique qui est le dominant. L’humain brun va m’acheter. Je jette un regard froid sur l’androïde plantureuse qui le cajole. Tant mieux. En espérant qu’il s’en tienne à ses dociles femelles mécaniques.
Délibérément, je me dirige vers l’autre, le dominé. M’agenouille devant lui, et baisse la tête en un acte de soumission évident.
« Ave, domine. Cette unité porte le matricule 480191406192. »
Je sais. Je suis puéril. Mais je ne peux pas résister à l’envie de provoquer l’autre, celui qui tient ma corde, mon véritable maître. Je continue mon petit jeu, curieux de voir comment réagira l’humain.
« Cette unité est un androïde diplomatique et protocolaire, sixième version du modèle ST-451. Son interface visuelle a été conçue spécialement selon les directions de ma première maitresse. Aujourd’hui décédée. »
J’accorde une brève œillade à mon infortuné acheteur.
« Cette unité dispose de solides expériences en bâtiment, architecture, et construction. Cette unité a servi douze ans durant dans les arènes, comme rétiaire. »
Je marque une pause dans mon discours désincarné. Ce que je m’apprête à dire me répugne. Mais je n’ai vraiment le choix.
« Cette unité a été employée deux ans durant dans une maison de plaisirs.»
Cher maître, cher inconnu, je peux te tuer, te baiser, ou te construire une maison. Sacré CV. Mais vous imaginez très bien dans quel sens va ma préférence.
« Le centre de mobilité de cette unité est temporairement endommagé. Cette unité nécessite une intervention, mais relativement peu couteuse au regard de la diversité de ses fonctions. »
Le message ? Je suis trop précieux pour être réinitialisé. Il y a peu de serviteurs avec mes capacités. Peu de serviteurs ayant séduit puis égorgé leur client. Aussi. Mais c’est une autre histoire.
Je me penche encore un peu. Effleure des lèvres le pied du comparse de mon maître, que mon manège doit paniquer. Aujourd’hui, Deserta m’a appris un tour très utile.
« Domine, cette unité sollicite le droit de quitter les lieux au plus vite, dans sa hâte de vous servir au meilleur de ses capacités. »
Plus diplomatiquement acceptable que ‘sortez-moi d’ici avant qu’il n’arrive quelque chose de regrettable’.
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Hamilcar Ignis le 17 Février 2013, 15:14, édité 1 fois.