Je m'arrêtai d'un coup, de façon encore très mécanique, quand elle répondit. Elle n'avait pas entièrement tort sur plusieurs points. Bon, sur d'autres, complètement, mais il n'était pas possible de raisonner avec une personne dans la passion... Argumenter serait donc peu constructif, d'un point de vue purement intellectuel. Sans compter que de toutes façons, plus les secondes passaient, plus elle parlait. Et plus elle parlait, moins je sentais mon côté "intellectuel" actif...
Je reconnectai le système à mon cerveau, me passant une main sur le visage, et répondant d'une voix à la fois calme et affectée :
- Je suis... Désolée. Vraiment... Le coup de la catin c'était vraiment petit. Et ce n'est vraiment pas mon genre... Et enfin, ce n'est pas qu'il faut être exactement telle que je le désire ou autres conneries, c'est... juste une combinaison d'éléments... Stupides.
Aucun de ces éléments n'était purement intellectualisé, donc en effet, objectivement ils étaient stupides.
Me retournant, je m'appuyai à la porte mais alors que celle-ci grinçait, je me redressai d'un coup. Elle n'était manifestement pas conçue pour supporter un poids comme le mien. Je me décalai donc un peu, m'appuyant cette fois-ci contre le mur en faisant attention, la mine déconfite.
- Le premier, c'est que j'ai remarqué une constante, presque mathématique... L'amour détruit le sens critique, il annihile la personnalité. Vous vous souvenez, de celui qui a détruit la Citadelle ? C'était un ami, au départ. Et il est devenu fou d'une femme, qui aimait bien les hommes "virils", forts. Pour correspondre à ses attentes... Il a totalement changé. Il est devenu brutal, il prônait le fait d'envahir la terre pour reprendre ce qui était à nous, et ça plaisait beaucoup à celle qu'il aimait. Une imbécile indigne et minable. J'ai tenté de convaincre Kohren qu'il perdait l'esprit, qu'il changeait totalement, qu'il ne réfléchissait plus par lui-même... On se connaissait depuis longtemps, et il la connaissait depuis moins d'un an. On ne peut pas parler d'amour avant bien 2, 3 ans au moins, avant, ce n'est que de la passion incontrôlée, des hormones d'adolescent...
Faisant une pause, je me frottai de nouveau le visage avant de reprendre :
- J'avais dit que son bannissement était dû au fait qu'il a tenté d'attaquer, violer et tuer une femme. C'était moi. J'ai tenté de le convaincre qu'il se faisait mener en bateau comme un imbécile, qu'il devait revenir à lui, mais sa passion était telle qu'il s'est attaqué à moi. D'où une sinistre conclusion... Si une personne *croit* être amoureuse, elle laissera tomber tout le monde quitte à tenter de les tuer pour plaire à celui ou celle qu'elle croit aimer. Et je ne tire pas cette conclusion d'un seul cas, j'ai vu ça des dizaines de fois... Les conséquence n'ont jamais été aussi dramatiques, mais je l'ai vu des dizaines de fois... Un type qui pense être amoureux d'une femme qu'il connaît à peine laissera tomber tout le monde, même ceux qu'il connaît depuis plus de 300 années.
Maintenant, le deuxième aspect de l'histoire...
- L'autre... C'est ironiquement la peur. Isaa... Le métal qui me constitue est plus de 1.000 fois plus résistant que le meilleur des aciers dont vous disposez. Moins de 10 minutes avant, j'étais avec deux gamins qui étaient curieux de savoir ce que je faisais. Des gamins... Ils avaient autour de 10 ou 12 ans. Vous voyez la plaque d'acier ? 10 minutes avant, à cet endroit exact il y avait 2 gosses. Et l'épée, qu'il a balancée alors que j'étais en plein milieu des bas-quartiers, endroit habité et plein de monde ? S'il avait par malheur touché un innocent qui se promenait, sa jambe aurait éclaté en morceaux, il se serait vidé de son sang en hurlant ! Seul un TOTAL INCONSCIENT fait ça dans un endroit où vit autant de monde ! Sans compter que je me suis écrasée dans une maison, une chance qu'elle ait été vide ! Et si derrière le mur dans lequel je me suis écrasée il y avait eu une chambre d'enfant ? Une petite famille prenant son repas ? Ils auraient tous été écrasés et mutilés. Je sais que avec des "si" on peut tout inventer, mais AUCUNE de ces hypothèses n'est surréaliste... Ce type est un fou dangereux qui n'a absolument aucune considération pour les autres et ne pense absolument pas au mal qu'il pourrait faire.
Je repris alors, reprenant aussi un peu de consistance.
- Et même sans parler des autres, quand je suis arrivée ici alors que 800 ans de ma vie venaient d'être vaporisés par une explosion massive... Je me sentais plus ou moins en sécurité grâce à ma technologie. Je partais du principe que personne ne pourrait jamais me blesser, n'importe quel acier se briserait sur moi si un soldat m'attaquait. Mais là... Ce type peut me massacrer. Il est apparu, il m'a invectivée, insultée, puis attaquée directement sans chercher à comprendre. Depuis ce moment, je regarde à chaque coin de rue avant de tourner, et je ne dors plus que dans le Tibre malgré l'inconfort pour qu'il ne me retrouve pas !
Je pris alors une grande respiration, ajoutant :
- Mon jugement ne m'a jamais fait défaut... Ce type est un fou furieux dangereux pour tout le monde... Je ne suis pas le genre à avoir peur pour rien, je me suis lancée dans des mêlées, seule contre 200, par le passé. Mais ce type me fait tellement peur... J'ai même passé un accord avec Mettius, alors que je déteste ce type, ce matin. En échange de mon aide, il le fait arrêter, puis exécuter publiquement. J'ignorais que vous étiez ensemble... Et pas de panique, je vais annuler l'accord. De toutes façons vous allez lui dire, ça ne servira donc à rien.
Glissant contre le mur, je tombai alors sur les fesses. Saleté. La surprise me fit craquer, et je laissai alors quelques larmes couler, il était évident que je retenais mes sanglots.
- Et c'est probablement ça le pire... Vous étiez la seule personne qui me faisait me sentir chez moi. Vous étiez intelligente, critique, vive, curieuse, pleine de vie, d'énergie, ... Et maintenant je sais que quoi que je vous dise, ça me retombera dessus. Car il saura tout immédiatement. Il s'en servira contre moi... Je vous ai parlé de l'accord avec Mettius, que je vais annuler comme je disais, mais je sais qu'il sera au courant dans une heure. Le générateur électrique, si je vous le montre, il me le sabotera ou volera le soir même... Vous savez pourquoi j'étais venue ? Une de ces machines qui tourne autour de la Terre est en train de passer au dessus de Rome. Je voulais vous montrer les images. Mais si je le fais, il aura un rapport complet dans la soirée et s'en servira pour tenter de me tuer encore une fois. Je n'ai donc plus personne à qui parler, moi qui étais entourée en permanence d'amis. Une isolation intégrale, et une seule chose, la survie.
Retirant les mains de mon visage, et regardant dans le vague, je finis par parler d'une voix plus basse :
- Et tout ça n'a rien de logique... Ce sont des sentiments idiots. Si je forçais mon corps, la machine, à mettre mon cerveau en sommeil pour prendre le contrôle, je m'en sortirais sûrement mieux tiens. La machine ferait tout de façon claire. Droite. Logique. Optimale. Calculée. Les échecs ne lui feront rien. Elle analysera et améliorera. Les gens ne l'intéresseront pas. Elle n'a pas besoin d'eux. Elle a un objectif, elle calcule, et elle l'atteint... Tellement plus efficace. Parfaitement régulé...
C'était possible, en théorie. En cas de blessure grave, le corps passait en "lockdown" : il endormait le cerveau et passait en mode automatique. Là, il cherchait une solution pour s'auto-réparer et aller dans un endroit sauf. Je pouvais changer les paramètres pour demander au processus de lockdown de m'installer, me procurer du matériel, un élevage de scarabées pour en extraire le gaz, de l'hydrogène... Mais ce système était conçu pour fonctionner sur des courtes durées, une semaine maximum. Au delà les conséquences neurologiques étaient inconnues. Ce plan n'était peut-être pas si génial que ça, avec le recul.