[E5] Changements de carrière

[Maximus]

Le sol en marbre du Tribunal reflétait de la richesse passée de Rome. Cette ville baignait encore dans le luxe et la volupté. Et depuis le retour du corps expéditionnaire, la ville semblait revivre. La découverte de la carrière annonçait la contruction d’un nouveau mur d’enceintes, les romains attendaient impatiemment que les premières embarcations ramènent les pierres de la colonie. Seulement, Rome n’avait pas été construite en un jour et il en serait de même pour la colonie. Des mois seraient nécessaire avant l’excavation des premières roches et il faudrait commencer par protéger la colonie d’un mur d’enceintes et construire un port, des bateaux fluviaux. Beaucoup de romains allaient pouvoir changer de professions, embrasser de nouvelles carrières.

Maximus avait maintes fois relu sa lettre de démission. Depuis sa rencontre avec Vita, il ne souhaitait plus poursuivre au rang de Consul et préférait poser sa démission et se consacrer à plein temps à la forge. Son aide serait précieuse et ses facultés à travailler dans des chaleurs étouffantes lui servirait. Il comptait même demander des fonds à certains sénateurs en mal de notoriété pour construire une nouvelle forge. Loin d’être aussi stupide que le laissait entendre certains romains, il comptait reprendre les constructions à la chaîne et fondre des métaux plus résistants que le fer. Ces recherches avec Isaa menées en parallèle consommait son temps, alors il choisit de ne plus être Consul.

Alors qu'il cachetait l'enveloppe de son sceau, des bruits attirèrent son attention. Une étrange dispute se tenait dans le couloir. Un homme braillait par intermittence, mais étrangement personne ne lui donnait la réplique. Il sortit de son bureau et regarda dans le couloir. Deux jeunes femmes semblaient aux prises avec Spurius Aebutius, le marchand d'esclave jouissant de la plus grande notoriété à Rome. La jeune femme en face de lui semblait l'exaspérer. Elle écrivait des notes sur un bout de papier pour lui parler. Quant à l'autre, il devina son triste sort. Elle était enchaînée pieds et poings liés.

Maximus approcha en demandant ce qu'il se passait et Spurius partit dans une ribambelle d'insultes. Apparemment, il voulait la faire réinitialiser par un consul. Maximus fut surpris et lui demanda si son plot était défaillant et dans l'emportement Spurius déclara que ce n'était pas là le problème. Maximus avait entendu parler de certains Consul capables au cours d'une réinitialisation de changer les programmes d'un esclave. Il sourit méchamment et Spurius recula d’un pas. Il se tourna vers la jeune femme.

-- Et vous qui êtes-vous, s’il-vous-plait ?

[Alitheia Leto]

[Diana]

L'homme m'invective déjà depuis de longues minutes. Face à sa rage et son mépris, je n'oppose que mon impassibilité. Je connais le caractère du marchand pour ne l'avoir que trop supporté. Ses mots rebondissent sur moi sans me toucher, je me moque de ses insultes autant que de la colère qui brille dans ses yeux. Je suis indifférente à son mécontentement, la seule chose qui me pèse est le sort qui m'attend. Je me tiens droite, mon regard ne se pose sur rien ni personne. Je voudrais être loin et je m'en veux d'avoir failli une nouvelle fois. Il n'est pas si facile de supporter sa condition, de se résigner sans jamais essayer de la contrarier. J'ai eu tort, je le reconnais.

Tout a commencé un peu plus tôt sur les étals. Je tenais bien mon rôle de gentille petite machine au milieu des autres. Mon esprit vagabondait vers le ciel. Le chant des oiseaux me faisaient oublier ma liberté volée. Par habitude, je tente de me placer derrière les autres. Moins on me remarque, plus j'ai de chances d'échapper à une nouvelle expérience de la servitude. La vie de marchandise n'a rien d'enviable, je la préfère tout de même à celle d'esclave bien qu'au final sur le papier elles sont égales. Quand je reste chez le détestable Spurius, je n'ai qu'à m'arranger pour ne pas être achetée. Toute la difficulté est que si je demeure trop longtemps invendue, il risque de vouloir se débarrasser de moi à bas prix ou pire encore de me vendre à un bordel. Mais comment deviner le sort qui m'attend, le maître qui se cache derrière un visage inconnu ? Je connais la maltraitance, j'ai appris le dégoût et la honte. Il n'est pire épreuve que celle de ne plus s'appartenir, être un objet entre les mains d'un autre pour assouvir les pires instincts du genre humain.

Les yeux d'un client se posent sur moi. Je sens naître son intérêt, son désir. Rapidement quelque chose me met mal à l'aise. Il s'approche, rien que sa proximité me devient insupportable. Il pose ses mains partout sur mon corps, ses doigts pervers prennent comme possession de moi déjà. L'homme me crache son haleine en plein visage. Je fais un effort impossible pour ne pas montrer mon dégoût, pour ne pas lui vomir en face tout ce que m'inspire les êtres comme lui. Son simple contact me salit et je devine ce qu'il adviendra de moi quand il m'aura acheté. Il n'est pas le premier de sa race qui croise ma route. Je n'ai pas la moindre envie de revivre une expérience similaire. Je tourne la tête et cherche Spurius du regard. Le marchand est occupé ailleurs alors j'en profite. Je lâche mon pouvoir, les décharges électriques presque imperceptibles pour lui parcourent mon être et se déversent en lui par le contact de ses doigts. Je bloque la sécrétion de son désir par l'endorphine. Puis je lui murmure :

« Tu devrais prendre un autre jouet, je m'assurerais que tu ne prennes aucun plaisir avec moi.

L'homme paraît décontenancé un instant. Le temps que je vois partir le geste il est trop tard. Son poing a heurté ma joue. Il me traite de tous les noms. Spurius apparaît, attiré par la scène. Bien vite l'autre lui raconte ce que j'ai fait. Voilà comment la rage est montée en lui. En peu de temps il me passait les fers aux poignets et aux chevilles, il ne décolérait plus, ne m'épargnant rien de la punition qu'il me réservait. Il me traîne hors de son négoce. Une pauvre hère a le malheur d'être sur sa route. Il la repousse violemment. Je vois la petite vieille en guenilles s’affaisser en arrière. Le cri de douleur qui s'échappe de ses lèvres me blesse plus que le coup de poing plus tôt. Je tire sur mes chaînes et me précipite vers elle. Très vite je pose mes mains sur ses tempes et lâche une nouvelle fois mon pouvoir. La douleur s'efface et elle me sourit, me remercie. Le marchand me tire violemment en arrière, me contraint à le suivre jusqu'au tribunal.

Je me sais impuissante face à mon destin, je suis donc résignée presque spectatrice de la scène. Spurius est un homme méprisable, il a le don de se faire des amis avec sa grande bouche et son tempérament exécrable. Le marchand s’embarrasse rarement de ceux qui veulent lui barrer la route. Je ne saisis pas pourquoi la jeune femme sortie de nulle part s'interpose. Pas un mot ne s'échappe de ses lèvres mais son regard est très expressif. J'y lis une colère différente de celle de mon bourreau. L'écriture lui sert visiblement à communiquer, de là où je me trouve je ne parviens pas à lire. Je reste donc dans l'incompréhension. En quoi le sort d'une « machine », d'une esclave peut-elle l' intéresser ? L'agitation attire un autre protagoniste, un géant à la peau d'ébène. Je les observe tour à tour, incrédule, dépassée. Une voix de femme retentit dans ma tête. L'ai-je rêvé ? Mon imagination me joue parfois des tours. Je sais comment tout cela va se finir, j'appartiens au marchand et lui seul a autorité sur mon devenir. Les autres quelque soient leurs motivations ou leurs intentions n'y pourront rien faire. Dura lex, sed lex.

[Maximus]

La violente réaction de la jeune femme contrastait avec ce petit bout de papier où elle décrivait l’impolitesse de Maximus. Ses sourcils se froncèrent, la ride du lion entre ses yeux se marqua plus profondément. Si elle mordait la main tendue, elle trouverait du répondant chez Maximus. Savait-elle qu’elle s’adressait à Spurius Aebutius, un ami de grand noble et que son influence pouvait la ruiner ? Maximus ne se présenta pas, malgré sa remarque. Spurius le fit pour lui en le nommant par son titre Consul Proteus. Spurius s’enquit alors de l’état de santé de Vita et lui demanda des nouvelles de son esclave.

-- Les créatures du désert l’ont dévorée.

La froide réponse ne meurtrit pas un instant Spurius, trop heureux de trouver en ce sujet un échappatoire aux remarques de la jeune humaine. Maximus jeta un coup d’oeil à l’androïde et remarqua que Spurius en tenait les titres de propriété. Le consul se contenta de tendre la main à Spurius qui comprit les attentes de Maximus. Il lui remit le document. Maximus le lut. Spurius était légitimement propriétaire du modèle Diana et possédait tous les droits pour procéder à sa vente.

-- Que veniez-vous faire au Tribunal ?
-- Je suis venu demander sa réinitialisation, un de mes clients prétend qu’elle l’a menacée.

Maximus sourit à cette remarque. Spurius venait de commettre un impair. Tant de monde le faisait qu’il semblait accepté dans les moeurs de tout un chacun. Seul le tribunal est en droit d’ordonner la réinitialisation. Un Consul, un marchand d’esclave ou un propriétaire ne peut faire cette demande sans décision d’un tribunal. Maximus se souvint de Braccus, un consul désavoué. Sa femme était constemment convaincu que son esclave souffrait d’un plot inactif. Le consul procédait donc régulièrement à la réinitialisation de l’androïde. Nombre de marchands soudoient les consuls pour les réinitialiser. C’est d’ailleurs l’occasion rêvée pour leur faire greffer de nouveau programme plus “vendeurs”. Cette pratique était punie, il s’agissait d’un trafic d’influence. Même si aucun consul, aucun marchand d’esclave n’était inquiété par ces lois, le Tribunal n’aimait pas que le don des Consuls soit exploité à tort et à travers.

-- Le client a déposé plainte ?
-- Non... Je ... Je pensais le faire...
-- Bien... Vous avez constaté une défaillance par vous-même ?
-- Je fais toute confiance en mes cliens, Consul Proteus

Spurius gonflait le torse avec fierté, mais cela n’avait guère d’effet sur le Consul.

-- Seul votre client peut porter plainte. Je vois là que Diana est une androïde de plaisir. Je suis sûr que votre client ne sera pas gêné pour venir porter plainte officiellement au tribunal.

Combien d’hommes mariés, combien de nobles afficheraient haut et fort s’être baladé dans les cages de Spurius à la recherche d’une androïde de plaisir ? Aucun ne le ferait ouvertement. C’est d’ailleurs pour cela que les marchands versaient quelques pots de vin pour obtenir gains de cause. Face à l’attitude gênée de Spurius, Maximus poursuivit :

-- Si votre client ne porte pas plainte, vous ne pouvez procéder à sa réinitialisation.
-- Mais je ne pourrais jamais vendre cette merde !
-- Un peu de respect s’il-vous-plait !
-- C’est bon, c’est qu’une saloperie d’androïde...
-- Je vois que vous la vendez 150 pièces d’or. Je vous en offre 100.
-- 100 ? Vous souhaitez ma ruine ?
-- Combien vous coûte le pot de vin pour sa réinitialisation ? Combien risquez vous pour un pot de vin envers un Consul ? Je vous en propose 80.
-- Oui... Bon ça va, c’est d’accord...
-- Je garde Diana avec moi, je vous enverrez un greffier pour officialiser la vente.

Maximus prit la clef des chaînes de Diana alors que Spurius partait en maugréant, non sans menacer une dernière fois Alitheia.

-- Mademoiselle... Maximus s’adressait à Diana. .. j’ai lu quue vous aviez une sorte de don médicinal. Est-ce que vous pouvez soigner les douleurs lombaires ?

Maximus ne s’était volontairement pas adressé à Alitheia. Il n’avait pas apprécié sa façon de lui parler et pour une fois, il se laissait aller aux privilèges de sa fonction de Consul. Maximus se demanda comment aurait réagit si Spurius et elle avait réalisé qu’il tenait sa lettre de démission en main. Quand il eut sa réponse de Diana, il regarda Alitheia.

-- Maximus Proteus, enchanté ! Par contre... Gueulez tant que vous voulez après un marchand d’esclaves, cela ne vous aidera pas et ne l’ennuiera même pas. Spurius n’accorde de valeur qu’au pouvoir et à l’argent. Et soyez prudentes, il a le bras long. Peu de gens aident cet homme, mais il est un brillant maître chanteur. Alors soyez prudente !

[Alitheia Leto]

[Diana]

Je les écoute discuter de mon crime et du châtiment qui m'attend. Au moins j'échappe à l'interrogatoire. Je n'aime pas mentir et cela ne me sauvera même pas. Je me sens déjà loin de tout cela. M'évader par la pensée et surtout les souvenirs, telle est ma protection pour endurer mon sort. Je sais que je vais perdre beaucoup une fois de plus. Alors avec tristesse j'évoque tous les moments heureux que j'ai gardé en mémoire, toutes les choses que j'aime, toutes celles qui font qui je suis. Je prie aussi ma déesse pour qu'on ne m'ôte pas un détail important.

Un élément étrange me ramène à la discussion. Mon regard se pose sur l'homme à la peau d'ébène. Je remarque avec quelle habileté il se joue du marchand. Il ne doit pas arriver souvent à Spurius que quelqu'un s'oppose à ses projets de la sorte. D'ailleurs son emportement le trahit. Les mots qu'il emploie pour me qualifier ne me touchent toujours pas, il en a égrené des pires en me traînant ici. Je ne comprends décidément pas pourquoi ce consul intervient. S'il était si respectueux des lois il aurait de quoi punir ce commerçant et ses viles pratiques. Au lieu de cela il marchande mon acquisition. Il a mentionné sa précédente esclave, disparue. Les circonstances de sa mort sont assez mystérieuses. Dévorer par des bêtes sauvages, ce n'est sans doute pas une pire fin que demeurer à jamais un jouet en des mains cruelles. Enfin, de ce que je peux évaluer pour le moment son dernier propriétaire ne ressemble pas à un mauvais homme. Je me garde de juger promptement, la confiance n'est pas une chose que j'accorde à la légère. Il envisage dirait-on que je la remplace. Pourquoi moi quand un consul doit avoir le luxe de s'offrir l'androïde de son choix ? Peut-être apprécie-t-il simplement de contrarier Spurius. Je suis ravie de lui en donner l'opportunité si tel est le cas.

L'affaire est assez vite entendue et non sans soulagement, je réalise que j'échappe à la réinitialisation. Pour cela je suis infiniment reconnaissante à mon bienfaiteur. J'aimerais lui exprimer ma gratitude bien que cela ne soit ni mon fort ni ma nature. Parler sans réfléchir pourrait l'amener à changer d'avis. Je n'oublie pas ce que l'on attend de moi depuis qu'un fou a décrété que je n'étais qu'une machine. Ce qui me perturbe le plus est qu'il utilise mon prénom, j'ai tellement l'habitude désormais de n'être plus que « elle « , « esclave » ou « androïde », dans les meilleurs cas. Sa question m’interpelle tant dans sa façon de me la poser que par le sujet lui même.

- Si vous entendez par là les guérir non malheureusement j'en suis incapable, Consul. Mais j'ai la faculté d'atténuer voir de faire entièrement disparaître n'importe quelle douleur pour une durée limitée. Si la douleur revient je peux alors la chasser à nouveau.

J'ai perdu l'habitude d'user de mon don pour ce genre de cas, bien que j'en sois toujours pleinement capable comme pour la vieille femme un peu plus tôt. Quand mes propriétaires s’intéressent à ce pouvoir en général ce n'est pas à une fin que j'apprécie. Ils ignorent alors que je ne l'utilise pas dans toute sa puissance. Si eux y prennent plaisir, moi je n'en ai aucun à être l'objet de leur satisfaction. C'est une des rares choses sur lesquelles j'ai encore de l'influence dans ma vie. Je me tiens silencieuse comme une esclave docile pendant que les deux autres échangent l'un par l'oral et l'autre par l'écrit. Je n'ai donc encore une fois qu'une moitié de conversation. Au moins il est distrayant d'essayer de deviner ce qu'elle répond. J'imagine que les prochains mots du consul m'y aideront. Cela m'ennuierait que cette femme ait des ennuis à cause de Spurius l'infâme. Même si je n'ai toujours pas compris ce qu'elle avait après lui, du moins avant qu'il ne se comporte comme un malpropre avec elle. Ce genre de comportements est habituel chez lui, de ce que j'ai pu remarquer durant mes séjours sur ses étals.

[Maximus]

Maximus acquiesça en entendant la réponse de Diana. Se faisant, il la libérait des chaînes enserrant ses poignets. Puis, quand Alitheia lui tendit son carnet de notes, il le présenta à Diana. Il voulait l’informer de la discussion qui venait d’avoir lieu et vérifier au passage si elle savait lire ou non. La plupart des androïdes possédaient des programmes internes de lecture et d’écriture. Mais les concepteurs de Vita, esclave sexuelle, n’avait pas jugé utiles de les lui implémenter, préférant multiplier les connaissances du kamasutra. Ayant été conçue pour assouvir les mêmes fantasmes, Diana avait peut-être les mêmes méconnaissances.

Une fois fait, il remit le carnet à Alitheia.

-- La colère est effectivement mauvaise conseillère. Avez-vous des gardes du corps pour vous protéger ? Parce que, pour répondre à votre question, cet homme, Spurius Aebutius, il est bien capable de faire assassiner un médecin tel que vous. Ce genre de détails ne l’arrêteront certainement pas. Un marchand d’esclave ne peut pas s’opposer à un Consul. Nous avons le pouvoir de les priver de leur licence, de leur laisser que des androïdes d’ancienne génération, difficilement vendable. Il existe un certain corporatisme entre les Consuls. S’il s’en prenait à moi, il risquait de voir déferler la colère d’autres Consuls. C’est pour cela qu’il est parti la queue entre les jambes. Croyez bien sinon qu’il ne se serait pas laissé faire.

Maximus se tourna à nouveau vers Diana.

-- J’ai une lettre à remettre au Grand Consul. Ensuite, nous pourrons rentrer, je te présenterai ma modeste demeure.

Maximus réalisa l’équivocité de sa phrase et faillit en rougir. Il se souvint également qu’il n’y avait qu’un seul lit chez lui. Cela n’avait pas dérangé Vita, au contraire même. Mais Diana était sans doute différente. Il se reprit rapidement.

-- Il s’agit d’une modeste forge. Il y fait souvent très chaud, mais vous devriez vous y habituer. Et puis il est fort probabale que je revende cette boutique. Est-ce que vous avez des questions Diana ?

[Alitheia Leto]

[Diana]

J'essaie de masquer mon étonnement lorsque mon nouveau propriétaire me tend obligeamment le carnet de la jeune femme. Est-ce simplement un test pour vérifier si je sais lire? Cela me laisse perplexe qu'il se soucie autant que je puisse suivre la conversation. De ce que j'ai constaté, rares sont les humains qui se préoccupent réellement du confort d'un androïde. Je ne suis censée n'être qu'une machine après tout, du moins à leurs yeux. Ne sachant s'il ne s'agit pas là d'une manière sournoise de s'assurer de mes possibles défaillances, je parcours rapidement les lignes et reste silencieuse. Je n'ai pas échappé à une réinitialisation pour fauter aussi vite à nouveau. J'ai l'intuition, l'impression que cet homme est différent de mes précédents possesseurs. Je vais tout de même rester sur mes gardes le temps d'en être certaine. La dame médecin a l'air d'accepter en tous cas ce drôle de manège, ne s'y opposant pas. Ils échangent à nouveau, me laissant le loisir de les observer l'air de rien. Ce sont deux personnes singulières qui se font face, ils ont en commun dirait-on un côté protecteur et intègre. Tous deux ont tenu tête au marchand pour une raison et avec une méthode différentes.

D'un côté se trouve la femme au teint pâle, il émane d'elle une certaine assurance qui force le respect. On sent qu'elle n'est pas le genre de personne à vivre dans la crainte. Son choix de carrière laisse à penser qu'elle voue son existence à apaiser et à soigner. De l'autre, il y a le géant à la peau d'ébène. Il incarne la force tranquille, une certaine douceur malgré sa carrure imposante. Il semble humble et respectueux quand la majorité de ses semblables vous écraseraient de leur suffisance. Au milieu enfin on a moi, esclave avec un nouveau maître. Un maître comme visiblement je n'en ai jamais connu. Il m'indique son programme quand d'autres se contenteraient de m'ordonner de les suivre. Il passe du tutoiement au vouvoiement, finalement j'ai plus l'impression d'être une invitée qu'un objet. Cela me change agréablement. Pourtant je n'en montre rien encore, je reste sur ma réserve. Et des questions bien sûr j'en ai des tas, elles trouveront leurs réponses tôt ou tard puisque les énoncer ne servirait à rien. La seule que j'aimerais lui poser sur le champ je la retiens à cause de la présence de la femme.

- Non consul, je suis prête à vous suivre.

Boutique, forge, chaleur, revente, les mots se bousculent. J'ignore ce que me réserve la vie au côté de cet homme. Mon instinct me dicte de rester vigilante quand mon intuition elle est plutôt favorable. La confiance ne se donne pas chez moi, elle se gagne et elle est souvent trahie encore plus vite. Après des années de déceptions et de mauvais traitements j'ai du mal à croire qu'il existe encore des hommes bons à Rome. Je suppose que je serai vite fixée. La femme médecin en profite pour prendre congé. Elle griffonne à nouveau et quand elle prend ma main, j'entends encore la voix dans ma tête. Cette fois je sais que je ne rêve pas et je sais aussi à qui elle appartient. La surprise doit se lire furtivement dans mes yeux. Je voudrais lui répondre mais je ne peux le faire sans la trahir et me trahir à la fois. Je me contente donc de la fixer avec insistance en espérant qu'elle saura déchiffrer mon attitude. J'aurais aimé lui dire merci d'avoir voulu m'aider. Sans doute que sans son intervention qui a alerté le consul je serais réinitialisée à présent. Je serre le papier dans ma paume, une chose minuscule qui pourrait me coûter cher.

[Maximus]

Les mots qu'il lut le surprirent. Il n'avait parlé de sa peine à quiconque à Rome. Cela le rongeait de l'intérieur. Ne pas pouvoir extérioriser autrement qu'en battant le fer empêchait Maximus de vider son sac. La forge chassait la colère, mais le mal restait là et il le retrouvait chaque soir quand il interrompait son labeur. Il salua la jeune médecin sans promettre de passer au dispensaire. Il n'aimait pas faire de promesse quand il pensait ne pas pouvoir les tenir. Il avait fait le tour de bien des médecins et aucun n'avait su soigner les douleurs de son dos. Il avait également prier Jupiter en compagnie de prêtres, mais le père des dieux ne répondit guère à ces prières. La douleur de son dos restait présente. Désomais, elle s'estompait à peine le matin.

La jeune femme quittait le Tribunal et ils restèrent seuls, Diana et lui. Maximus enquêterait néanmoins sur elle, car il ne comprenait pas comment elle avait découvert sa démission. Une femme capable de percer de tels secrets pouvaient sans aucun doute se défendre finalement, mais il restait convaincu qu'elle sous-estimait l'influence du marchand d'esclave.

-- Je pense qu'elle sous-estime le marchand d'esclaves. Je ne serai pas surpris qu'il lui arrive des histoires. Enfin...

Maximus ne pouvait pas protéger tous les habitants de Rome. Même si la jeune femme ne le montrait guère, la prévenir avait sans doute éveillé son attention. Il regarda Diana et comme elle n'avait plus rien à faire au Tribunal, il l'invita à le suivre.

-- Je dois encore déposer un courrier pour le Conseil des Consuls, nous pourrons partir ensuite.

Maximus traversa quelques couloirs de marbres avant de remettre les documents à un régisseur du Tribunal. Le tribun le salua avec force et honneur en frappant son poing contre sa poitrine. Cela faillit faire rire Maximus. Les vétérans du corps auraient désormais un tout autre regard sur les soldats se contentant de défiler dans les rues. Quelques minutes plus tard, ils quittaient ensemble le tribunal en direction du marché.