Je penche la tête, fronçant légèrement les sourcils en entendant ses propos. J'ai du mal à comprendre son raisonnement. Cela vient probablement du fait de nos deux natures si différentes. La folie humaine existe évidemment, mais si les hommes qui rêvent sont des fous alors l'humanité entière est démente. Avec douceur, presque comme si je m'adressais à un enfant je reprends la parole.
- Je ne vois pas en quoi il est insensé d’espérer et de rêver à des jours meilleurs. Si on croit que l'avenir sera toujours aussi sombre et douloureux, qu'il n'y aura plus de joies ou de moments agréables à quoi bon avancer encore, tenir debout ? Autant lâcher prise et attendre la mort ou même en avancer le terme. L'être humain a besoin de ce moteur, le rêve, l'espoir, un but, le bonheur ou l'amour. Ce sont nos émotions qui nous poussent à continuer, à nous battre. Les rêves n'ont rien de destructeur, la passion par contre oui. Ils ne sont pas dangereux, ce n'est que ce que l'homme en fait qui peut l'être. Vous trouvez mon comportement destructeur ?
Je le fixe à nouveau dans le noir. Je me détache même un peu afin de mieux pouvoir sonder l'obscurité à la recherche de ses traits. Est-ce que je me suis si mal fait comprendre dans mes descriptions ? Ou bien est-ce son expérience qui le conduit à ce genre de conclusions tranchées ? Je l'ignore, en tous cas j'aimerais parvenir à lui faire comprendre les choses. Ressentir, cela me paraît compliqué. Je suppose que mon entreprise est vaine et que j'ai tort de m'entêter. Je lui réponds néanmoins une toute dernière fois sur ce sujet.
- Le passé fait de nous ce que nous sommes en partie. On ne peut pas y renoncer. Si vos souvenirs sont plus doux que les moments présents, quel mal y-a-t-il à vouloir s'y réfugier ? Pourquoi est-ce si ridicule à vos yeux de vouloir garder vivant les êtres que nous avons aimé puis perdu ? Cela ne signifie pas que nous n'avançons pas juste que nous refusons d'oublier. Suis-je à pleurer, me débattre encore contre ma condition ? Non je suis bien obligée de continuer. Quand on a tout perdu on se raccroche à notre mémoire, nos rêves et nos espoirs. Ils rendent la douleur moins grande, le gouffre moins menaçant. Ils nous aident à porter nos croix sans que leurs poids nous fassent sombrer. Je suppose que vous ne pouvez pas comprendre tout cela. Il faudrait que vous puissiez aimer quelqu'un, que vous ayez vécu quelque chose de vraiment beau...
Finalement je me sens un peu triste pour lui. Probablement que c'est un avantage de ne pas avoir connu tout cela pour vivre sans l'avoir perdu, de ne se soucier de rien d'autre que d'être un bon esclave. Mais je préfère avoir vécu, connu cette chance merveilleuse qui a été la mienne avant de vivre à jamais privée de tout ce qui faisait mon bonheur, plutôt que de ne jamais avoir été vivante ainsi. Je repense alors aux méditations poétiques d'un auteur célèbre que j'ai lu et relu encore.
- Vous connaissez Lamartine ? Il a vécu il y a de cela plus de mille ans, en France. C'était un poète et un dramaturge célèbre, un révolutionnaire également. Il a écrit de très jolis vers intitulés L’Homme qui je crois reflètent assez bien notre nature. Je pourrais vous les réciter intégralement mais ils sont fort longs bien que très édifiants. Il dit notamment : « Plus je sonde l'abîme, hélas ! plus je m'y perds. Ici-bas, la douleur à la douleur s'enchaîne. Le jour succède au jour, et la peine à la peine. Borné dans sa nature, infini dans ses vœux, l'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux; soit que déshérité de son antique gloire, de ses destins perdus il garde la mémoire; soit que de ses désirs l'immense profondeur lui présage de loin sa future grandeur : imparfait ou déchu, l'homme est le grand mystère. Dans la prison des sens enchaîné sur la terre, esclave, il sent un cœur né pour la liberté; malheureux, il aspire à la félicité; il veut aimer toujours, ce qu'il aime est fragile ! »