Rituel et Sacrifice
Une lourde chaleur s’était installée et Rome semblait vivre au ralenti. Les rues, habituellement abondantes d’une foule toujours occupée, étaient peu à peu désertées. Hommes et femmes trouvaient refuge derrière les épais murs, en quête d’une brise plus fraiche, d’un souffle glacé qui soulèverait ce poids de leurs épaules.
Voilà plusieurs jours que ma ville est assaillie par l’une de ses plus dangereuse ennemie : la canicule. La supportant bien plus difficilement encore que mes congénères, je me suis réfugie dans mon antre de glace, laissant mon esprit vagabonder de statues en statues, de souvenirs en souvenirs, loin des tracas du présent et de tout ce travail qui s’accumule peu à peu. Si les romains ralentissent, Rome n’arrête pas de vivre pour autant et chaque jour passé, réfugiée dans cette pièce, est une journée perdue, une journée gaspillée.
« Domina… Domina… »
Lassée de cette lourdeur, de cette chaleur, de ces corps en sueur perlé de labeur, ces chiens aboyeurs qui hurlent aux premières lueurs, cette lumière ces couleurs… cette ardeur cette pesanteur… lassé de tous ces cœurs qui réclament un instant de fraicheur…
« Domina… (D’une voix essoufflée)… Elle est arrivée Domina »
Je me tourne vers Titus, le plus jeune fils de Vorénus, qui est entré en courant dans mon antre sans faire aucune preuve de retenue. Visiblement la chaleur lui a fait perdre la tête et je l’observe silencieusement.
« Do… Domina ? »
Au moins il m’épargne d’un petit nom intime comme « Grand-mère » ou pire « Granny », je continue pourtant de l’observer, attendant patiemment que l’enfant réalise ce qu’il fait et combien cette intrusion est totalement déplacée. Le temps suspendu jusqu’à ce que débarque Vorénus, la mine sombre face au décorum de l’instant. La punition ne se fait pas attendre, Titus recevant une gifle cinglante avant que son père le renvoie dans sa chambre, la voix sous entendant que le pire reste encore à venir. Une fois sa descendance disparu il se retourne vers moi, la mine contrite.
« Pardonnez-le Domina, cette chaleur a du lui monter à la tête »
« Oublions Vorenus. Je sais que cela n’arrivera plus jamais. Dis-moi, quelle est cette agitation ? »
« C’est la bête Domina… elle est arrivée et se trouve au portes de votre demeure »
La bête ! Mon regard s’illumine et un sourire sincère perle le bord de mes lèvres. Oui, enfin elle est là.
Je me lève et emporte quelques grains de raisins congelés avec moi.
Voilà une poignée d’années, j’étais tombé par hasard sur elle, encore toute bébé. Une véritable merveille, je pouvais déjà voir la créature qu’elle serait alors devenue et j’ai de suite passé un accord avec la famille qui la possédait. Cette bête était mienne et nul ne devait en découvrir l’existence. Elle possédait une particularité si rare, si exquise, qu’elle serait sujet aux nombreuses convoitises. Je m’engageais alors de prendre ces paysans sous mon aile, sous ma protection particulière, et leur promis qu’ils ne connaîtraient nul famine s’ils apprenaient à tenir leur langue.
Elle était là… enfin… et elle n’aurait pu tomber en meilleur instant.
« Allons-y Vorenus. Dis à Plectra de préparer ma toge de cérémonie et organise le convoi. Nous nous rendons au temple sur le champ. »
Frappant le point sur la poitrine en guise de respect, mon neveux et capitaine de ma garde disparait alors que je me dirige vers l’entrée de mon domaine. En chemin je crois les membres de ma famille qui me regardent tous le sourire aux lèvres. Je les ignore et franchi le seuil pour découvrir la merveille tant souhaitée.
Si nous devions l’appeler taureau, alors cette créature serait l’essence de cette race tant sa prestance, sa force, sa beauté transcende littéralement la nature même du bovin, lui donnant presque une allure divine. La bête n’est d’ailleurs pas seulement massive et robuste, elle est blanche… totalement, entièrement blanche ! Avec la lumière du soleil du midi, sa peau s’était presque mise à rayonner et il est presque difficile de regarder la bête tant son éclat nous aveugle.
« Votre Taureau, Domina Lucita »
Je détourne le regard pour observer l’éleveur qui vient de l’apporter. A genou, le visage baissé par humilité, il tient encore fermement la corde enroulée autour du coup de la bête, terrifié à l’idée de la laisser s’échapper, de la perdre avant que je ne la récupère. Je m’approche de lui et effleurant son épaule du bout de doigts, je lui indique que sa tâche est terminée et que le taureau est maintenant mien !
« Du bon travail, ta Domina est satisfaite. Tu peux rentrer maintenant chez toi, embrasser ta femme, tes enfants et leur dire que plus jamais ils n’auront faim. Va… tu as la bénédiction de la famille Lucius… va… »
Je lui dis ça d’une voix absente, récitant un texte alors que mes pensées vont toutes en direction du taureau. L’homme se retire, multipliant les remerciements et les bénédictions, disparaissant dans une foule toujours grandissante. Je caresse une dernière fois le bestiaux et retourne dans ma villa, laissant la créature sous la bonne garde des hommes de Vorenus.
Une fois à l’intérieur je vois Plectra qui s’approche, ma toge de cérémonie dans les bras. Je ne prends pas la peine de me rendre dans ma chambre et laisse glisser mes vêtements au milieu du hall, laissant ma servante m’habiller. Je prends une bassine d’eau et m’asperge le visage, effaçant les pigments colorés et autres peintures décoratives. Elle me brosse ensuite les cheveux, défait ma coiffure, laissant tomber les mèches de manière chaotiques. Je me souhaite naturelle, dépouillée de tout artifice avant de me rendre au Temple pour le rituel.
Une fois prête, je me dirige vers Vorenus qui m’attend à l’entrée. Je lui fais un signe de la tête et il se met à hurler des ordres.
La procession commence. Plusieurs jeunes filles laissent tomber des pétales de fleures encore glacées, pavant notre chemin vers le Temple de Jupiter, d’autres dansant et jouant de la musique, donnant vie et mélodie à notre avancée. Plus d’une quarantaine de personnes, serviteurs, danseurs, musiciens et soldats confondus, m’escortant moi et le taureau, et nous amenant peu à peu devant la demeure du Dieu Roi.
Presque tout Rome nous observe, les fenêtres s’ouvrent pour laisser des visages interloqués passer, les enfants nous pointent du doigt, appelant leur parent dans la foulée et, peu à peu, une foule se forme, composée de ces personnes qui ne veulent aucunement rater le cortège et surtout la magnifique bête qui est en son centre.
Alors que je vois le seuil du temple, mon sourire déforme les lèvres et je me met doucement à murmurer :
« O vénérable Jupiter ! Jupiter éternel, nous te présentons nos prières, nos témoignages et nos vœux. O Jupiter ! Toutes choses dépendent de ta divinité : la terre et les sommets immenses de la terre, les montagnes et la mer, et tout ce que l'air environne de son fluide élément, tout cela c'est à toi. Jupiter, générateur universel, commencement et fin de toutes choses ; Jupiter, qui tiens dans tes mains le tonnerre, les éclairs et la foudre, écoute-moi favorablement. »