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" Les affaires vont mal, Sophia. Ta vente suffirait à me faire remonter. Je crois que je vais devoir me séparer de toi.
- Dominus.
- Tu ne m'en veux pas ?
- Non Dominus. Mais je serais triste de ne plus vous voir."
Un sourire tendre sur la ligne de ses lèvres...
Ce n'est pas entièrement un simulacre. Depuis quelques temps, Sophia est l'heureuse propriété d'un sculpteur retiré des affaires du monde, qui a probablement assouvi ses fantasmes d'artiste en se payant une telle gravure. Il est aussi sexuellement vigoureux qu'un eunuque et préfère bien largement la compagnie de personnes plus fournies qu'elle entre les jambes. D'ailleurs, à l'heure où il lui parle, il se tient debout dans la chambre, sa bedaine dissimulant à peine la mollesse du membre qui pend en dessous. Les dieux sont parfois cruels, même lorsqu'il s'agit de la fonction la plus élémentaire.
Alors je vous le demande : quel androïde digne de ce nom se plaindrait en de telles circonstances ? A fortiori, il n'est pas méchant, et aussi futé qu'il est fougueux étalon. Une situation idéale, en somme, que Sophia n'a pas envie de voir compromise par des considérations aussi vulgaire que les difficultés pécuniaires. Oh, Pluton, quand cesseras-tu de te jouer de nos pauvres âmes ? Monde cruel et tutti quanti.
" Par ailleurs, j'ai entendu dire que le Consul Prometheus Incendium Ignis cherchait esclave. Un marchand me doit une faveur, je lui ai demandé de t'amener à lui.'"
Cette phrase mérite, ami lecteur, une décomposition plutôt rébarbative, afin que tu aies toutes les clés en main pour comprendre le comique de la situation. J'espère que tu me pardonneras les quelques lignes à suivre, bien loin de la passionnante intrigue qui devrait normalement se jouer ici.
D'une part : Prometheus Incandiem Ignis ? Quel humain digne de ce nom est décemment capable de prononcer pareil patronyme sans étouffer un gloussement de gallinacé ? Si tous les parents sont aussi cruels avec leur progéniture, alors les androïdes peuvent au moins se réjouir de n'avoir qu'un créateur soucieux de sa crédibilité en société.
Qui plus est, il est bon de s'arrêter ici sur la notion de faveur due dans le monde de la Rome - pas tout à fait - antique. On pourrait penser qu'il s'agit là d'un simple échange de bons procédés, quelques pistons accordés jadis au fameux vendeur, qui le conduirait à faire preuve d'une telle courtoisie. Détrompe-toi, naïf spectateur : la traduction littérale des faveurs, dans ce monde, c'est un ignoble chantage. Allez-savoir quelle fille de haut dignitaire Mercanter a t'il pu trousser pour se retrouver ainsi mis au pied du mur mais une chose est sûre, ce n'est ni par amitié ni de bon coeur qu'il consent à présenter une androïde réputée pour avoir assassiné un humain à un Consul.
Ce qui nous amène au dernier point, somme toute le plus important. Ou, du moins, le moins digressif. Un Consul, donc. Maître absolu du secret de la réinitialisation, mot qui représente tout le doux paradoxe de notre demoiselle. A la fois une bouée de secours et une terreur. Quel fou irait chercher à tenter de berner un consul sur l'éventuel fonctionnement de son plot ? Personne. Qui plus est, Sophia serait incapable de dire si cet incendiaire haut gradé est, ou n'est pas, le responsable de sa remise à niveau. Elle ne parvient pas à se souvenir exactement de ce jour. Peut être par traumatisme, sans doute parce qu'il est en conflit avec son programme actuel. Le prélat qui a, par le passé, fait acquisition de son aguicheuse frimousse, a bien pris soin de lui remettre quelques programmes de docilité dans les circuits. Parfois, les temps de rébellion lui paraissent si discordants avec ses prédispositions actuelles, qu'ils en deviennent parfaitement incohérents. Incroyables, en somme. De quoi devenir un peu schizophrène, ne je te le cache pas.
Alors maintenant, je te laisse imaginer l'ampleur de la plaisanterie qui se jouerait si Monsieur était bel et bien le Consul qu'elle a, je me permets de le souligner, plus ou moins menacé d'extraction cérébrale par orifices divers. Il aurait devant lui cette fameuse androïde qui ne se souvient pas de lui mais dont lui se rappelle sûrement, qu'il croit par ailleurs incapable de se rappeler tout le reste alors qu'elle s'en souvient parfaitement. Je suis sûre que la simple lecture de cette phrase vient de te coller une barre dans le crâne, cher lecteur.
Enfin.
Il serait encore bien plus hâtif de se manifester à voix haute contre ce choix de nouveau maître. Alors, tout en le regardant couvrir sa bedaine et son pénis flasques par une tenue plus sociale qu'un simple sac de chair, Sophia acquiesce, son éternel sourire sur les lèvres. C'est trop d'honneur, se permet-elle de glisser, en un murmure velouté. Diable qu'elle est douée dans le rôle de plante verte.Que fait la commission de remise d'oscars, nom de nom ?
La voilà partie, donc. une robe blanche et délicate sur les fesses - presque d'ailleurs uniquement sur elles. Échancrée devant, échancrée derrière, fendue aux jambes, on ne peut pas dire que les romains soient amateurs du mystère ou qu'ils aient soucis d'offrir de la commodité à leurs tenues. Garder sa dignité dans pareil accoutrement est un exercice de haut vol.
Le marchand est venu la chercher, elle a quitté son maître en un salut cordial. La larme qu'elle a vu perler au coin de l'oeil de l'artiste en serait émouvante, si Sophia ne savait qu'il ne l'aime que pour cette image parfaite de délicatesse qu'elle peut lui renvoyer, qui n'a absolument rien de réaliste. Elle s'étonnera toujours de l'attachement que les humains peuvent apporter à des songes aussi futiles que peu crédibles.
Ils arrivent devant la villa du Consul, bien plus riche et cossue que celle qu'ils viennent de quitter. Deux autres androïdes accompagnent le challenge : une blonde et une brune. Rome réinvente les Charlie's Angels. Nous avons affaire là à un marchand compétent, le genre qui met toutes les chances de son côté et prône la diversité. La brune est maigre, la blonde pulpeuse, Sophia dans le parfait équilibre des deux. Et c'est avec un regard emprunt de la plus parfaite soumission que le petit groupe franchit les portes du Consul Prometheus Incandium Ignis, aka si vous n'avez toujours pas compris que ma famille aime le feu, alors vous êtes vraiment un gros âne - et je me retiens d'être grossier.
Un autre serviteur les accueille, les conduit, salutations et autres formalités. Le Consul va vous recevoir, bla bla bla. Ils progressent sur les dalles de marbre, entre des murs d'une propreté intimidante. Sophia garde son masque immuable, par dessus la tension qui la gagne. Elle n'arrive pas à croire que sa vie va se jouer entre les mains de ses pires ennemis. Derrière son visage d'une aimable douceur, un animal peste pour sortir de ce traquenard.
Et le tout feu tout flamme fait enfin son entrée. Elle reste stoïque, se courbe comme les autres, pendant que le libellé de leurs intérêts commence. Monsieur a au moins pour lui d'être séduisant, quand bien même ça ne réconforte pas la jeune androïde. Elle est naturellement dotée d'une certaine endurance devant la disgrâce et la laideur, son premier maître ayant trouvé insupportable l'idée de voir un jour le dégoût déformer son visage de poupée. Mais ce petit bonus implique que la beauté ne l'émeuve pas, la sienne pas plus les autres. Elle voit les enveloppes charnelles comme des sculptures aléatoires, chacune unique, chacune n'étant que ce qu'elle est.
D'ailleurs, elle est bien trop occupée à essayer de se souvenir s'il est celui qu'elle a menacé sans vergogne ou pas. Et quand le marchand en vient à elle, qu'elle peut s'autoriser un regard plus prolongé sur ses traits enjoliveurs, elle se désole du vide qui gagne encore et toujours sa mémoire. Une ironie parfaite dont elle ne peut entièrement profiter ?
Monde cruel, sic.
"Et voilà Sophia, monsieur le Consul. Réinitialisée il y a quarante-cinq ans, autant dire hier. Elle en est presque virginale."
Virginale ?
Cette fois ci, elle ne peut réprimer son sourire. Un infime pli vient subrepticement déformer le coin de sa lèvre, presque invisible. Quel dommage que l'ancien Prélat soit mort, il aurait fallu lui demander sa propre définition de la virginité. Si ce Consul est assez idiot pour croire à de telles fadaises, elle moins à craindre que ce qu'elle croyait...
Mercanter en est encore à vanter son incroyable raffinement, sa douceur, sa beauté, sa délicatesse, sa docilité, sa gentillesse, sa... - je vous ai dit qu'elle avait servi un prélat ? - passant soigneusement sur le meurtre dont elle est coupable, quand la porte s'ouvre, bien moins dignement que toutes celles que l'on s'attend à voir poussées dans la maison d'un Consul.
Et il entre, en un spasme de sanglots sonores.
Prometheus Ignis est réputé pour avoir un frère difforme, autant que pour sa volonté de ne pas, lui même, s'en cacher. Même Sophia, qui a vécu avec un artiste marginalisé, se souvient de cette réalité. Mais avec des choses aussi déroutantes, il réside un monde entre la théorie et la pratique. Pour sûr, l'entrée est fracassante. L'une des esclaves laisse afficher une grimace de dégoût. Exit, la blonde. Les deux autres échangent un regard un peu déstabilisé, pendant que l'homme disgracieux se précipite vers son frère en pleurant, une entaille d'une profondeur à vous faire vous évanouir lui lacérant l'avant-bras.
"Qu'est ce que c'est que ça ?" clame le marchand, en un élan de dangereuse spontanéité.
Ca ?
Décidément, Sophia a du mal à se faire au vocabulaire de ce type. Elle réprime une grimace de désolation devant les pleurs de l'homme enfant, particulièrement sensible à ce qui pourrait induire des grossièretés telles que "ça".
Les secondes qui en découlent sont vécues dans une confusion un peu hébétée, les pleurs du frère couvrant de toute façon jusqu'aux tentatives de pensées. Le Consul s'offre une sorte d'aparté avec lui et les autres échangent des oeillades un peu paniquées. Le marchand est visiblement furieux - et terrifié - d'avoir été interrompu dans la tâche qui lui était impartie. Après quelques instants de cette cacophonie ahurie, pendant laquelle l'inquiétude principale de Prometheus semble surtout être cette plaie qui ne s'arrêtera pas de saigner comme ça, Sophia laisse entendre une toux timide, au bord de l'implosion tant cette situation commence à devenir oppressante.
"Pardonnez-moi, Consul Prometheus ? Je peux... si vous le désirez, bien sûr, je peux faire quelque chose pour cette coupure.
Entre ça et une mort par hémorragie, hein...
- Mais oui ! s'exclame le vendeur. Elle est dotée d'un programme de soins instantanés, je ne vous l'avais pas dit ? Et admirez cette incroyable capacité d'initiatives... "
Mais par tous les dieux, tu ne te tais jamais ?