Lentement, comme pour lui donner le temps de changer d'avis, j'approche un autre tabouret de la petite table où le thé est dressé avant d'y prendre place. Parfois, mon Créateur m'invitait ainsi à le rejoindre, le plus souvent pour faire le point sur la journée. Il n'avait pas tant besoin de mes opinions - qu'aurais-je pu apporter à un si brillant intellect ? - que de quelqu'un pour l'aider à relancer la conversation et le fil de ses pensées.
Un instant, j'hésite. Si Vitus Calvitus Fannius était un homme brillant, il n'était pas pour autant aimable ou d'agréable compagnie. Aussi froid et distant que Domina pouvait être douce et chaleureuse. Aussi dur qu'elle semblait vouloir être tendre. Un tel contraste entre eux, et si pourtant ma loyauté était toute acquise au premier, jusqu'à son dernier souffle, elle l'était aussi à ma nouvelle propriétaire. Il faut bien, alors, que je lui réponde.
"Vitus Calvitus Fannius était un grand homme de sciences et de médecine. Il a soigné de nombreuses personnes, il a créé et trouvé des traitements dont on use encore aujourd'hui. Il m'a fait pour l'aider à soulager ses patients, il est vrai, mais aussi pour participer à toutes ces choses qu'il n'avait pas le temps de faire. Je n'ai pour autant pas envie de vous mentir ..."
Pas toujours, parce qu'à certains moment tu ne te gênes pas tellement.
"... à son sujet. C'était un grand homme, mais c'était un homme de politique comme beaucoup à Rome."
Un androïde, un véritable androïde au plot bien actif ne saurait jamais dire du mal de ses possesseurs, présents ou passés. Ma loyauté se trouve tiraillée entre l'honnêteté que je dois à ma Domina et celle que je devais à celui qui m'a créé.
"Il ne soignait pas les pauvres ou les nécessiteux, du moins il le faisait quand il avait le temps, et ce n'était pas souvent. J'ignore s'il le déplorait, mais les riches et les nobles étaient principalement ses patients. Il avait tant travaillé à acquérir un certain statut social qu'il faisait tout pour ne pas le perdre. Et, en réalité, tout ce qu'il fallait faire pour cela, c'est moi qui en étais bien souvent chargé."
Je me tais un instant, je baisse les yeux. Je laisse planer une seconde.
"Je ne veux pas dire du mal de lui, je vous prie de me croire. Ce n'est pas pour le dépeindre en mal que je vous le dis, je veux essayer d'être neutre et honnête. Mais je dois quand même, si je ne veux rien omettre et accéder correctement à votre requête, vous dire qu'il m'a fait faire des choses qui en répugneraient beaucoup. Il m'a prêté à des familles qui me considéraient moins bien que leurs meubles, il m'a fait espionner et simuler une loyauté que je n'éprouvais pas, que je n'éprouvais pour personne d'autre que lui. Et, surtout, il m'a fait coucher avec des hommes et des femmes pour réaliser des fantasmes dégradants dans le seul but d'en obtenir des faveurs. Il faisait ce qu'il fallait, rien de plus."
Et rien de moins.
"C'est pour ça que j'avais très peur d'être vendu comme esclave sexuel. Je ne voudrais remplir ces fonctions-là ... qu'avec mon propriétaire, et pas des inconnus."
Me rendant brusquement compte du sous-entendu de ma dernière phrase, je me tais soudain. Détournant les yeux afin d'éviter son regard perçant, je prie silencieusement qu'elle ne me juge pas mal et ne me renvoie pas.