Il n'y avait pas à dire, on était mieux à cueillir tout et n'importe quoi dans la Zone plutôt que d'être enfermé dans une cage comme un animal. Cela en valait la chandelle, car finir dans un foyer était quand même mieux que tout le reste quand on était androïde, mais qui achèterait un robot si vieux et peu fonctionnel que lui pour une somme aussi colossale ? Un collectionneur ? Lulian n'y croyait pas. Il restait juste là à tirer la gueule et regarder les rares clients entrer, trouver une androïde belle, faisant le ménage, la cuisine, et très bien l'amour, puis repartir. Toujours pareil. Des fois il y avait des femmes qui venaient chercher un "homme" pour prendre soin d'elle. Ridicule. Ils étaient tous ridicules. Tout ça parce qu'il fait mauvais genre pour un humain de faire le ménage. Et pour les androïdes, on s'en tape les steaks ? Sont faits pour ça eux ? Foutaise. Mais Lulian s'en fichait, il ne croyait pas aux Dieux. Il avait vu défiler trop de guerres pour y croire maintenant. Ce qu'il comprit était que les Hommes étaient bien abrutis, ça oui.
Sa cage avait une allure plutôt confortable malgré l'évident manque d'espace. Un petit lit, un coin vidange, le strict minimum, mais c'était suffisant pour lui. Cependant, il aurait préféré des draps blancs et noirs surplombant un bon lit de cent quarante. Avec un katana accroché juste au dessus. Il n'en avait jamais vu de son vivant, mais il adorait cela, sans savoir pourquoi. La nourriture n'y était elle pas très bonne. Difficile de recharger efficacement ses batteries dans de telles conditions. Il aimait bien la cuisine et ça l'embêtait de manger des choses qu'il ferait meilleures. Et ça manquait de poisson cru et de riz à son goût. S'il avait le temps, ou plutôt l'envie, il se serait volontiers proposé aux fourneaux. Mais il le reportait toujours à plus tard. Il reportait toujours tout à plus tard, et cette procrastination ne lui avait jamais rien apporté de bon. Il pensait qu'à la limite, avec un maître il serait obligé de faire les choses quand on les lui demandait, ça le changerait un peu. Mais il en revenait au fait que personne ne voudrait de lui.
Son voisin savait faire jaillir du feu de son corps, ça c'était classe. Celle d'en face avait un aspirateur sous le pied droit, ça c'était utile. Au fond du magasin, un type pouvait volontairement influer l'humeur de sa maîtresse, rien de meilleur que ça. Lui, il n'avait rien. Il n'avait pas un grain, ne savait faire que le ménage et la cuisine, et encore il avait rarement les aliments pour. Niveau sexuel, il ne savait pas faire grand chose, pour ne pas dire qu'il était puceau. Oui, puceau à plus de cinq cents ans, un problème peut-être ? Enfin il se sentait complètement dévalorisé par rapport aux autres. Sa seule chance était que la demande restait supérieure à l'offre. En effet, les acheteurs étaient plus nombreux que les androïdes. C'était du moins une chance pour être vendu plus rapidement, mais pas une pour tomber sur un bon maître. En tout cas pas un maître qui a une bonne estime de lui. Si il y avait plus d'androïdes que d'humains acheteurs, la personne qui l'aurait choisi l'aurait fait en le comparant aux autres et en le trouvant meilleur. Il aurait donc un maître qui tiendrait à lui pour ses rares qualités, et pas juste quelqu'un qui l'aurait pris en dernier recours. Là, c'est malheureusement sûrement ce qu'il aurait. À moins de tomber sur quelqu'un qui le trouve intéressant, mais ça, il y avait vraiment peu de chance que ça arrive. Si seulement il pouvait lui choisir son maître parmi les autres...
Lulian réfléchissait à ce genre de détail, mais au fond il s'en fichait. Tout ce qu'il voulait était sortir d'ici, qu'importe l'acheteur. Il se demandait s'il allait devoir arrêter de réfléchir ainsi au moment de l'achat, si sa perception du bien et du mal allait être bouleversée, s'il ne pourrait plus penser par lui-même. Cette pensée l'effrayait presque. Sa philosophie était à peu près tout ce qu'il avait et était sa seule fierté. Inquiet mais refusant de le montrer, il passa ses mains derrière sa tête, profitant de ce qui pourrait être ses derniers instants de réflexion. Il était allongé sur son petit lit, les yeux rivés vers le plafond gris et froid. Il aurait préféré y voir des nuages, mais "on fait avec ce qu'on a". Quand serait-il pris ? Par qui ? Homme ou femme ? Peut-être une prêtresse, un musicien, le tenant d'un bar ou autre. Tout était possible. D'ailleurs, une femme entra. Lulian tourna désintéressement la tête et la regarda. Une belle brune aux somptueux yeux jaunes, tels ceux d'un chat. Une telle présence... probablement une adoratrice de Venus. Fallait l'avouer, elles avaient toutes un charisme exagéré. Ce genre d'acheteuse devait déjà exciter les androïdes dont le plot avait été secrètement retiré. Lulian eut un petit rire rien qu'en pensant au ridicule de la scène. Il faisait les paris : qui serait l'heureux élu à être acheté par une telle femme ? M. Fire ? M. Happyness ? Ou l'un des innombrables M. Muscles ? Difficile à dire. Le vendeur la harcelait avec ses "Ha oui, excellent spécimen !" ou "Celui-là vous irait à ravir !". Lui il avait vraiment une tête à claques, il irait bien avec M. Muscles. M'enfin la femme ne semblait pas plus intéressée que ça. Étonnant, d'habitude elles regardaient trois cages maximum avant de se décider. Le vendeur le savait d'ailleurs et faisait exprès de mettre les plus chers et les plus pratiques au début, et les moins utiles à la fin. Lulian était l'avant dernier, juste avant une androïde qui avait un défaut de fabrication. Il savait bien ce que ça voulait dire, qu'on le considérait comme inutile et invendable, mais il ne s'en vexait même pas. Il s'en tamponnait allègrement le sauciflard en fait. De fil en aiguilles, la femme arriva devant sa cage. Ça devait arriver une fois toutes les deux semaines. Lulian avait eu le temps de défaire son chignon laissant sa chevelure brune aussi tomber sur ses épaules. Il savait être plus vendable ainsi. Il s'était assis sur son lit, tourné vers la femme, et la regardait dans les yeux. "Purée, quels yeux !" pensa-t-il. Même s'il essayait de se persuader que cette personne ne l'achèterait jamais, au fond de lui il espérait de tout cœur être pris. Il allait y avoir un genre d'interrogatoires, à tous les coups. Suffisait de pas faire passer pour un abruti et il aurait un avantage par rapport aux autres. C'était là que ça se jouait, Lulian avait des phases d'intelligence, et des phases de débilité profonde. C'était pile ou face. Tu tombes pile sur ce que tu cherchais, ou tu prends un vent dans ta face. Voilà ce que ça voulait dire.