par Isaac Stanislaus le 24 Août 2012, 04:46
Adossé à la fraîcheur des coulisses, bras croisés et lèvres closes, le prêtre observe les combattants se préparer. Un œil vivant pour observer. Un œil mort pour lancer ses regrets. Mort ou presque. On ne sait pourquoi les prières à Jupiter ne peuvent le ressusciter.
Un jour, il ira voir son grand prêtre, le grand soigneur. Et si cela ne suffit pas, il ira à l’Olympe. Isaac en a assez, des monstres qui tuent ses amis et les travailleurs des champs, des affections qui l’empêchent de guérir, des politiques contre lesquels il ne peut rien faire.
Et aussi, dans sa famille, on chuchote tout bas, tellement bas que plus personne n’y croit, que tous les prénoms des mâles Stanislaus sont ceux d’un culte oublié. C’était un dieu à l’esprit jaloux et malade, qui interdisait les cultes de ses pairs. Depuis des siècles, le Dieu haï est prisonnier à l’Olympe, contait sa grand-mère.
« Isaac, tu combats ? »
Le prêtre guerrier Ferre, l'ours, l'accoste. De l'animal bourru, Ferre a la carrure, la taille, la voix. Une épée pend de chaque côté de ses flancs énormes.
« Non. »
Minerve a suffisamment de prêtres guerriers pour ne pas envoyer un borgne au combat.
Dans la poussière du sol, des corps emmêlent leurs masses inertes. Les androïdes que Plurimum le rutilant a vaincus dans le sombre de la fosse. Des hommes s’approchent de ces ersatz d’hommes. Pourquoi ? Y a-t-il des décharges de faux humains ?
« Un instant. »
Les chairs factices vibrent encore, par endroits, de l’énergie étrange et inconnue qui les animait avant leur ultime engagement. Cela, la peau d’Isaac, cette peau qui produit des arcs d’énergie, peut le sentir. Il se penche vers le plus grand droïde. Il a les yeux mi-clos et doucement bleus, comme lui.
Le prêtre s’accroupit. Sa tunique flâne au ras du sol. D’un index lent, il caresse une paupière inerte. La soulève, s’introduit entre la pellicule de derme et le globe. Force le passage. Un autre doigt. L’œil ne veut pas venir. Il est bien là où il est, niché dans les os qui ne sont pas de calcaire.
« Que fais-tu ? »
« Je prends son œil. »
« C’est pas interdit ? »
« Hm. 'pense pas. Il le thorax défoncé. »
Il s’en fout. Il tire. Ca ne vient pas. Il risque de l’abimer.
« Donne ton épée. »
« C’est pas un peu dégueulasse ? »
« Hm. »
Schtak ! Voilà qui est mieux. Le visage est entrouvert. Un liquide rouge coule discrètement, deux perles carmines, timides, glissent comme des larmes de sang. Si peu de sang...
L’œil vient facilement, à présent.
« C’est bizarre à l’intérieur. »
« C’est toujours bizarre dans les intérieurs. »
« Ouais, aussi. Tu vas te le coudre ? »
« Pas celui-là. »
Il recommence avec le second œil. Schtak ! Glop ! C’est plus facile, la seconde fois. Il apprend vite, après tout.
« Et celui-là, tu vas te le coudre ? »
« Peut-être. »
Isaac sourit. Précautionneusement, il replie les pans de cuir souple d'une besace, menue et propre, autour des deux sphères pâles qu'il vient de subtiliser à moins organique que lui. Ses ongles tournent un lacet épais autour d'un bouton en corne de bouc. Sans ajouter plus de mots, il se penche de nouveau vers le faux-humain-vrai-guerrier. Du plat de la main, il écarte le tissu près du cou. Il est scarifié près du code barre. Un plot défaillant rebelle? Probablement.
Il se redresse. Des hommes emmènent les restes d'androïdes.
Quelques gouttes de silence tombent. Une question, muette mais assidue, se glisse entre Ferre, celui qui la force de l'ours et Valens, celui qui n'a plus de fort que son passé.
« Où est le problème? »
« Tu fais ce que tu veux, Valens. »
Ce dernier hausse les épaules. Déjà, il s'est retourné. Déjà, il observe la suite des réjouissances. Les coulisses s'ébrouent, s'affairent. Bellatora, dit la rumeur, chante la clameur, vaut bien un homme. La prêtresse guerrière va entrer en lice. Isaac hausse un sourcil. Certes, elle vaut un homme. Malheureusement. Une femme au combat, quand lui est mis en retrait à cause d'une petite infirmité...
Les humains, les chevaux sortent sous le soleil et le métal explose de lumière. Les fêtes contre les bêtes, aussi sanglantes soient-elles, exposent au grand jour les capacités des militaires. Dans l'ombre des couloirs qui mènent à l'arène, depuis une fenêtre de couloir grillagée, l'homme des sciences concrètes repère ce qu'il peut améliorer dans les armes et les chars. Par curiosité personnelle, par fidélité à sa déesse, aussi.
« Non... »
Le char de la femme a cédé, mais la loi de ce combat est intraitable, les lutteurs divertissent au prix de leurs vies. S'ils ne risquaient de mourir, où serait le plaisir? Isaac est du même bois que les autres, il accepte la cruauté et s'en nourrit. Cependant, une dame...
Il est plus que temps de mettre à profit ces trois dernières années, passées à renouer avec les chiffres et la logique. Demain, il ira voir les chars.
« Gloire à la grande déesse Minerve »
« Mrf. »
La main droite se crispe en serre nerveuse autour d'un barreau de protection, la main blanchit aux jointures. 'Mrf', dans le langage d'Isaac, cela veut dire: "Et si tu étais restée au temple, on n'aurait pas eu peur pour une de nos rares prêtresses." Parce que, malgré tout ce que peuvent dire les prêtres les plus virils du bout de leurs lippes dédaigneuses, une présence féminine, c'est agréable. Surtout à la vue.
Du coin de sa lassitude, il voit les survivants recevoir soins et accolades, les trépassés défiler sous les couvertures rouges et pudiques qui cachent leurs traits figés. A près de deux siècles, Isaac ne s'émeut plus guère des décès. Le flux incessant des braves et des intrépides a quelque chose de si lancinant... Il laisse aux autres la tâche d'accueillir les vainqueurs, de pleurer les perdants. Et puis, il ne les connaissait pas vraiment. S'ils avaient été amis...
Le prêtre cligne des paupières, qui effacent l'idée de ses pensées.
Qui préfèrent ne pas imaginer.
Qui se laissent capturer par un bruit étrange.
La multitude frappe de ses milliers de mains une cadence lente. Chaque paume claque contre une autre, rythme des hululements modulés par l'excitation du moment. Les gradins encouragent et incitent les protagonistes. Sur les visages, une mélasse de crispation et de sourire, de peur et d'envie. Qui du serpent monstrueux ou de l'humain puissant veulent-ils voir vaincre, en réalité?
Oumbat porte ses écailles vertes en une armure taillée sur mesure. Par endroits, le soleil rebondit et lance des nuances de jaunes venimeux.
Decimus porte son armure, simple et grise, presque mate. Par endroits, le soleil s'éteint contre la peau sombre du gladiateur.
Regards à même hauteur, haine sur les bouts des crocs ou à bout d'épée, ils se jaugent. Il y a quelque chose de beau, dans le port altier et fauve du serpent capturé. Il y a quelque chose de triste, dans la détermination du combattant enfermé dans les besoins d'argent.
La foule a fini par se taire, laissant enfin le silence gronder dans les ventres, enfler dans les rangs. On n'entend plus que les sifflements des corps qui attaquent, subitement, si rapidement qu'on devine plus qu'on ne voit, les mouvements de l'un et de l'autre. Isaac est sorti des coulisses. Assis sur le dernier rang, il sent une froideur tressaillir le long de sa colonne vertébrale, comme si le serpent remontait ses vertèbres, une à une, pour se venger d'être transformé en bête de foire. Cela dure un certain temps. Un ballet incongru, de déplacements lents, entrechoqués par des charges sur-agressives.
L'épée est dans le crâne. Avec la vitesse que seuls les êtres en danger peuvent déployer, Oumbat a attaqué, gueule ouverte et Decimus, cette fois, a foncé vers l'avant. Le bronze perce de part en part la gueule du monstre qui se cabre. Des coups de queue battent le sable. Il se tortille. Et c'est affreux, ce si bel animal réduit à se tordre de douleur de façon aussi grotesque.
Lorsque deux forces de la nature se rencontrent, la confrontation est souvent brève. La moindre faille est tout de suite envahie par toute la force de l'autre. Ici, les muqueuses fragiles par la lame inflexible.
Decimus tente de s'avancer. Veut-il l'achever par pitié ou? Mais les soubresauts du corps d'écailles lui refusent l'approche. Alors Decimus appelle un serviteur. D'un geste de la main, il demande. On lui donne. Une lance. Il faut en finir. Homme ou bête, il faut respecter l'adversaire. La lance dans la chair. Une fois, deux fois.
Oumbat, il faut cesser la bataille.
La gueule expire la reddition, la tête se couche, les muscles se détendent. Un spasme. Et la mort, enfin.
Les gens ne disent rien. On n'applaudit pas. Les serpents, même mis à mort, seraient-ils hypnotiques comme le dit la légende? Mais quelqu'un commence à applaudir. Puis un autre, puis un autre, puis un autre... Les anthropoïdes sont d'obéissantes vagues qui suivent le courant de la masse. Ils sont heureux, à présent. Et Isaac frappe aussi des mains, réflexe de mimétisme social. Ses cheveux blonds retombent sur son œil inutile. Au fond de lui, il se dit que les guerriers de Minerve sont loin de tous avoir la force du géant noir, la dextérité de la femme guerrière et la rapidité du gladiateur roi. Les envoyer face au désert ou face à l'Olympe, c'est les envoyer face à la mort. Combien seraient vraiment capables de la duper?
Mettius se lève, l'air satisfait.
La lèvre inférieure de l'ingénieur se pousse vers l'avant, en moue mi-boudeuse mi-perplexe. Si une expédition est menée sous l'aval de Mettius et qu'elle réussit, cela servirait-il à renforcer son image? A moins que la gloire ne retombe sur l'homme qui mènerait l'expédition... Non loin, Aquilius est un préfet qui semble honorable. Son dieu est mineur, cela est sûrement une bonne chose, la neutralité d'un dieu mineur ne pourrait gêner les quatre autres. Mais son épouse aime Venus et Aquilius aime son épouse, parait-il.
Toutefois, une expédition vouée à l'échec pourrait aussi être programmée.
Certains langues disent qu'il ne faut pas aller chercher si loin, pour obtenir de l'influence. Que le fils de Mettius est beaucoup plus jeune, donc plus influençable. D'autres disent qu'il suffirait d'agrandir les remparts autour des champs. Ou de ruiner la fertilité de ces champs. Quand les ventres ont la faim, les esprits ont la haine.
« Politique de m... »
Murmure le prêtre de Minerve. Si un prêtre secondaire y a songé, qu'en est-il des politiciens aguerris en tortueuses pensées? Parfois, la stabilité de Jupiter est un garde-fou très valable. Incontestablement handicapante et nécrosée néanmoins...
D'une main, il se hasarde à repousser ses cheveux vers l'arrière. Peine perdue. Certains combats sont inutilement menés.
« ... Sirena »
dit la voix de Mettius.
« Hein? »
Il revient du pays des hypothèses farfelues, il atterrit dans le Colisée qu'il a quitté quelques secondes, en pensée du moins.
« Chut! »
L'index posé sur ses lèvres, une dame aux tempes déjà un peu grises, aux rides déjà creuses, reprend ce qui ressemble à un jeune adulte pas très attentif.
« Mrf. »
La logique
de l'âme
ne doit rien
à la raison