Le temps est une notion bien vague lorsque l’on sait que celui-ci n’a d’emprise sur vous. Depuis combien de mois, d’années suis-je plongée dans cette torpeur volontaire ? Je ne saurais dire. Je suis dans le néant, mes yeux clos, ma posture passive, mon corps recroquevillé, tandis que mes jambes, mes genoux ont été rabattu contre ma poitrine. En cette position, je ne prends guère de place, pas plus qu’une simple amphore de vin en réalité. Les sons me parviennent, et résonnent comme un lointain écho dans ma tête, les voix, les murmures, les cris ne semblant être que des souvenirs lointains. Même mon esprit semble tourner au ralenti, comme en mode survie, passif. De temps à autre, il me semble revoir le visage du Concepteur, cet homme bon, avec qui j’ai passé d’agréables journées, soirées. J’essais de me concentrer, espérant pouvoir entendre une dernière fois sa voix, mais rien. Toujours ce vide, ce gouffre dans lequel je me cache. Je crois qu’au fond de moi, j’aurais voulu accompagner mon créateur dans l’autre monde, afin de rester à ses côtés, continuant de veiller sur lui. C’était là après tout, ma raison d’être non ?
"Bon et celle-ci, on en fait quoi ? On s’en débarrasse ?"
"Bof…elle a l’air cassé toute façon… j’sais pas moi… pourquoi tu t’en ais pas séparé avant ?"
"Elle prend pas de place… pis je me disais que peut-être, j’arriverais à la vendre quand même à un idiot de passage"
Deux éclats de rire grossiers percent soudainement le silence, et les deux hommes, en grande conversation, prouvent ouvertement leur sens du commerce, mais aussi de l’honnêteté. Même si je le voulais, je crois que je ne pourrais me lever, pour leur prouver que je ne suis aucunement défaillante, ni même cassée. Je suis juste là, et je veux que l’on m’oublie. Des bras viennent se glisser sous ma tunique, faite d’un tissu qui avait été soyeux, doux et coloré voici quelques années, devenu au fil des jours, un vêtement usé, troué, crasseux. Je me sens être soulevée dans les airs, facilement et aisément, comme une simple feuille prise dans le vent, et l’on me transporte jusque dans la boutique de ce marchand. Je ne vois rien, mes yeux sont toujours clos, et pourtant, il me semble deviner d’autres présences. Rapidement, je parviens à entendre d’autres voix…
"A ton avis ?"
"T’as qu’à mettre que tu la vend pour décoration au pire"
De nouveau, un éclat de rire, puis les deux hommes sortent enfin, allant dans la taverne d'en face, pour boire un verre. Le calme fait son retour, et je ne puis que trop l’apprécier. Là, dans ce silence, les pensées naissent et s’envolent plus que jamais. Curieuse, je reste concentrée sur ce ressentiment. Je sens la présence d’autres personnes ici, dans cette salle, autour de moi. D’ordinaire, cela ne m’aurait absolument pas dérangé, ni même inquiété. Peut-être ais-je finalement peur d’être véritablement détruite, ou vendu pour pièces. Peut-être que je ne souhaite pas vraiment mourir. Le Concepteur aurait-il voulu que je finisse ainsi ? Je suis perdue, je ne sais plus quoi faire, je doute, j’hésite, je tremble ?
"Tu es vraiment cassée ?"
Une douce voix, en un murmure calculé, mesuré, vient souffler à mon oreille, et je frisonne sous la surprise, la peur…
"Tu n’as rien à craindre tu sais… on est comme toi"
Des mots qui m’interpellent, provoquent en moi des secousses comme jamais. Mon cœur semble vouloir revivre à nouveau, me stimulant presque à bouger. Lentement, dans un geste délicat, timide, j’ouvre une paupière, la clarté du jour m’aveuglant presque. Mon autre paupière imite sa jumelle, et soudain, je contemple pour la première fois depuis des années, mon environnement. Je suis effectivement dans une boutique, exposée sur un meuble sous moi. Je ne sens pas les courbatures comme un humain serait en droit de ressentir non, mais je reste tétanisée malgré moi. Dans un mouvement infiniment doux, je viens à tourner de quelques degrés le visage, perçant le jour encore douloureux pour venir arrêter mon regard sur un homme, jeune, beau, au visage délicat et doux. Il me sourit, et semble inquiet pour moi. Ses yeux viennent croiser les miens, et je sens presque de la bonté émaner de lui…
"Ah mais non elle n’est pas cassée…. Qu’ils sont idiots ces deux là. Moi je savais que tu n’étais pas cassée. Je m’appelle Nero, et lui là-bas, c’est Aulus, et à côté de toi ici tu as Tacita."
Autour de moi, un autre homme et une femme, à la chevelure aussi dorée que les rayons du soleil. Tous se sont rapprochés lentement de moi, et m’entourent. Leur présence n’est pas agressive, dérangeante non, elle est rassurante. Un sentiment, une impression que je ne m’explique guère, et qui pourtant, me fait un bien fou en cet instant de doute…
"Tu ne devrais pas jouer la morte… il vaut mieux être achetée, plutôt que d’être démontée tu ne crois pas ?"
Elle dit vrai oui. Je crois qu’en cet instant précis, je n’ai plus l’envie de mourir. Toujours en des mouvements lents, délicats, agiles, je déploie alors mes jambes, et cherche à retrouver une posture droite, me tenant debout. J’avais imaginé durant mon sommeil que cet exercice aurait été pénible, difficile, douloureux avec le temps qui venait de s’écouler, et là, je me rends compte qu’il n’en est absolument rien. Suis-je déçue ? Un peu je crois. Pourquoi ? Parce que je pense que j’espérais ressentir la même chose que les humains. La souffrance d’une vieillesse, d’un corps qui se raidit et se fragilise. Me voici debout, comme il y a bien longtemps, et je commence à effleurer le sol sous mes pieds nus, redécouvrant une sensation agréable…
"Attention, les revoilà. Reprenez votre place… vite !"
Rapidement, chaque androïde reprend sa place, et semble redevenir une statue, muette, silencieuse, immobile. Moi-même, je reste figée sur place, le regard grand ouvert, le bleu de mes yeux transperçant la pénombre qui règne dans le coin où je me trouve. Un homme à la barbe proéminente, s’approche. Il est habillé d’un tissu taché, sale, gras, et je sens à son haleine, qu'il vient de boire du vin, beaucoup. Puis, son complice arrive, et je reconnais les voix aussitôt…
"T’as touché quoi ? T’as fait comment pour la mettre debout ?"
"Moi ? Mais j’ai rien touché !"
"Attend, ça fait une semaine que je l’ai récupéré, que je l’ai dans un coin de la remise. J’ai jamais réussi à la faire bouger ni rien. J’arrive, et je la vois debout et… les yeux ouverts en plus !"
"Je te dis que j’ai rien touché ! J’ai rien touché, j’ai rien touché quoi !"
"Du coup, ça m’arrange, elle fait moins cassée. Je la vendrais facilement."
Je ne bouge pas, ne souris pas, me contentant de fixer ses deux visages désagréables face à moi, mon regard comme perdu dans le vide…
"En tout cas, elle a de jolis yeux. Elle fait plus mignonne comme ça non ? Je me demande comment c’est dessous…"
Une main attrape le tissu sur le bord de ma hanche, et je sens ma tunique commencer à remonter. Mais soudainement, cette même main se fait gifler…
"Touche pas. Tu vas la casser pour de bon. Tu la veux, tu l’achètes."
On me laisse là, dans ce coin de cette boutique inconnue, face à d’autres androïdes, attendant je ne sais quoi. En cette posture, ainsi, les heures semblent maintenant passer beaucoup plus lentement, et j’ai l’impression que le temps prend un autre sens, devient une notion beaucoup plus concrète…